Les nouvelles technologies créeront-elles vraiment des emplois en Afrique ?
Si la Banque mondiale, la Cnuced ou l’UA encouragent le continent à investir massivement pour réussir sa transition numérique, cette révolution pourrait ne pas être la panacée espérée, notamment en termes d’emplois.
L’Afrique est littéralement bombardée d’invitations à jouer la carte des nouvelles technologies. Pas un rapport de l’Union africaine, de la Banque mondiale et de l’Agence française de développement, de la Banque africaine de développement, du Fonds monétaire international (FMI) ou de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) sans que l’innovation, le numérique et internet ne soient présentés comme la panacée.
Mais est-ce vraiment le bon moyen pour accélérer la multiplication des emplois dont auraient besoin le million d’Africains subsahariens qui arrivent sur le marché du travail…chaque jour ?
Dani Rodrik, professeur de politique économique internationale à Harvard, semble perplexe. Dans plusieurs écrits, il exprime un certain scepticisme. Le dernier en date est intitulé Le dilemme technologique des pays pauvres.
Des créations d’emplois… surtout dans l’informel
Après avoir étudié la faible création d’emplois formels dans les industries d’Éthiopie et de Tanzanie, il en conclut que les « entreprises manufacturières [africaines] peuvent soit devenir plus productives et compétitives, soit créer plus d’emplois. Faire les deux en même temps semble très difficile, voire impossible ». La création d’emplois y est surtout le fait du secteur informel.
On peut aussi se demander si le dilemme n’est pas le même dans le domaine agricole, puisque la mécanisation y accroît la productivité, mais réduit la main d’œuvre nécessaire.
À l’Agence française de développement (AFD), on reconnaît que le numérique a des effets ambivalents. « Il crée des inégalités, reconnaît Thomas Mélonio, directeur exécutif Innovation, recherche, savoirs. Il augmente les revenus de ceux qui ont les compétences pour en tirer parti, mais il exclut les personnes qui ne disposent pas des connaissances élémentaires. En revanche, il profite aux consommateurs qui disposent d’une meilleure information sur les prix, ce qui accroît la demande et donc l’emploi nécessaire pour satisfaire celle-ci ».
LES ENTREPRISES LES PLUS PRODUCTIVES SONT CELLES QUI EXPORTENT LE PLUS ET QUI CRÉENT LE PLUS D’EMPLOIS
« Ce n’est pas comme dans les pays du Nord où le numérique précarise les emplois par un phénomène d’ubérisation, ajoute Linda Zanfini, économiste à l’AFD. En Afrique, il réorganise l’informel en lui donnant les outils pour améliorer productivité et qualité du travail. Par exemple, les motos-taxis du Nigeria prospèrent grâce à des plateformes numériques qui facilitent leur contact avec le client. En agriculture, les nouvelles technologies augmentent la productivité en prévenant des aléas météorologiques comme des soubresauts du marché et en adaptant les conditions de stockage ».
Certes, dit Thomas Mélonio, « la productivité agricole réduit le besoin de main d’œuvre, mais des emplois sont créés en contrepartie dans l’artisanat et les services des zones rurales. Et si la production locale de riz augmente, cela réduit les importations ! »
Albert Zeufack, économiste en chef pour l’Afrique à la Banque mondiale, est lui aussi un chaud partisan de l’innovation. « Productivité et emploi vont ensemble, explique-t-il. Les entreprises les plus productives sont celles qui exportent le plus et qui créent le plus d’emplois. Mais l’innovation n’est pas le seul déterminant de la productivité et les pratiques managériales jouent un rôle important. La croissance soutenue de la productivité est une entreprise de longue haleine ».
La Banque mondiale encourage les investissements massifs dans l’économie numérique
C’est vrai aussi pour le secteur agricole. « Alors que le taux de pauvreté a baissé de 54% en 1990 à 41% en 2015 en Afrique subsaharienne, 82 % des pauvres se trouvent dans l’agriculture de subsistance dont la productivité ne s’améliore pas significativement depuis plusieurs décennies, poursuit-il. Impossible de se développer avec une telle agriculture ! La mécanisation et l’innovation sont indispensables pour augmenter sa faible productivité et amorcer la transformation structurelle qui fera migrer une partie des agriculteurs vers des activités plus productives et ceux restant dans l’agriculture auront des revenus plus élevés».
C’est pourquoi, « la Banque mondiale soutient les pays à investir massivement dans l’économie numérique, affirme-t-il. Ce n’est pas un luxe. Que chaque Africain ait la possibilité de se connecter en 2035 augmentera la productivité des emplois existants, donc les revenus. Les vendeuses du marché gagneront plusieurs heures et risqueront moins de se faire voler, si elles peuvent commander et payer leurs produits par téléphone, comme c’est déjà le cas au Kenya. Les start-up se créeront dans les endroits les plus reculés. Les ventes en ligne accroîtront les recettes des entreprises. Et comme la croissance viendra de celles-ci et pas du secteur public, une productivité accrue leur permettra d’exporter des produits à plus forte valeur ajoutée et d’intégrer les chaînes de valeur mondiales ».
Cela suppose d’offrir le courant aux 60 % d’Africains qui ne disposent pas d’électricité et d’assurer à tous des infrastructures de connexion. La Banque mondiale estime qu’il est aussi urgent d’investir dans l’innovation urbaine pour que les villes africaines offrent un meilleur cadre à la création d’emplois productifs et à l’innovation.
Réfléchir à long terme
« L’Afrique a manqué la première et la deuxième révolutions technologiques ; elle ne doit pas rater la troisième, déclare Angel Gonzalés-Sanz, chef de la branche Science, technologie et technologies de l’information de la Cnuced. Dans les pays les moins avancés, 50 % de la population n’ont pas accès à internet et les coûts de connexion sont inabordables pour la plupart des Africains. Les gouvernements doivent s’engager dans la dissémination des technologies web et 2.0, qui sont encore étrangères aux économies africaines, mais en les adaptant aux besoins locaux, car l’Afrique du Sud n’est pas le Mali ».
Il poursuit : « Il est vrai que le progrès technologique et l’amélioration de la productivité posent un inévitable problème d’emplois. Historiquement toutes les sociétés ont dû affronter ce virage. Le problème de l’Afrique est qu’elle doit le prendre dans un temps très court. Mais les nouvelles technologies contribuent à rendre les innovations plus faciles : les imprimantes 3D permettent aux PME de réaliser le design des pièces à des coûts très faibles ; les drones et les satellites donnent aux agriculteurs l’information pour mieux répartir et économiser les intrants et les pesticides ».
«Pour affronter ce défi, il faut développer une capacité d’analyse dans chaque pays, conclut-il. Les gouvernements africains submergés par le court terme doivent réfléchir à dix ans afin de coordonner leurs politiques industrielle, commerciale, scientifique, technologique, éducative comme a su le faire la Corée du Sud par exemple ». Le produit intérieur brut de ce pays équivalait à celui du Ghana dans les années 1960. Il a désormais dépassé celui de l’Espagne.